CHAPITRE VIII

 

 

 

De toutes ses forces, Joll repoussait l’angoisse, mais l’angoisse montait, montait encore, toujours… Il ne lui restait d’autre ressource que de l’ignorer, fermer les yeux et nier ce qui devenait de seconde en seconde l’évidence. Encore que cette partie de cache-cache avec la triste réalité ne pouvait que se révéler truquée, abominablement faussée, d’un moment à l’autre. Et Joll pressentait l’éveil, et il tremblait d’avance pour cet instant cru qui, d’un seul coup, dans une brutale déchirure, clamerait toute l’horreur de la situation.

Aux premières pointes d’inquiétude, il avait cru prendre une sage décision. Il était même parfaitement convaincu de sa sagesse, sur le moment. Hélas !… Dans les secondes qui suivirent, le doute perfide commença de s’insinuer, et la force trempée de cette conviction inébranlable s’effrita doucement.

Lamentablement.

Comme prévu, les quatre navettes étaient arrivées au point de rendez-vous. Le lieu était joli : une vaste clairière semée d’herbes et de fougères rousses, tranchée dans cette forêt de pins compacte qui noyait la vallée. De la forêt, au sud de la vallée, un ruisseau jaillissait pour se perdre dans les flaques de joncs d’une cuvette marécageuse.

L’émerveillement des clients flotta pendant un certain temps au paroxysme de la béatitude.

Lorsqu’ils furent remis, obéissant bravement aux indications que leur donnaient les Chasseurs, ils se mirent à dresser le campement, dans un périmètre que les navettes limitaient aux quatre angles.

Ils avaient attendu. Joll avait attendu.

Les navettes 5 et 6, du fait de leur itinéraire détourné qui passait par la montagne, devaient arriver dans quatre ou cinq heures. C’était ce qu’avait estimé Lover au cours du dernier contact intercom. Et lui, Joll n’avait-il pas recommandé à Lover de prendre son temps ?

Quatre ou cinq heures, ce n’était pas vraiment long. Mais Joll s’apercevait soudain que ce délai imprévu les amènerait gaillardement au bord de la nuit. Pourquoi n’avait-il pas pris conscience de ce fait lorsque Lover lui avait parlé ? Une pareille distraction était tout simplement incompréhensible.

Bien sûr, la chose aurait dû lui sauter aux yeux et à l’esprit. Il aurait dû commander à Lover de changer son plan de route et de couper au plus court. Au lieu de cela, il lui avait recommandé de prendre son temps. De la prudence, bien sûr, mais bigrement mal dirigée…

Et le campement n’était pas encore dressé que, déjà, l’inquiétude commençait de poindre.

Il s’était dominé, s’inventant mentalement mille et mille raisons, toutes plus fortes les unes que les autres, pour taire les vagues de craintes brûlantes qui l’assaillaient. Il avait tenu.

Trois longues heures. Le soleil rougeoyait déjà dans le ciel. Les ombres au pied des arbres s’étiraient au point de manger la vallée tout entière. Trois heures interminables…

N’y tenant plus, Joll s’était rué vers la navette n° 1. Il avait nerveusement enclenché les touches de l’intercom. Dans les premières secondes, il fut certain que, là-bas, derrière le grand silence qui pesait comme un métal dense au fond de l’écouteur, une catastrophe quelconque s’était produite. Et puis, longtemps après, il essaya de se convaincre du contraire… pour finalement retomber de plus haut et plus durement dans l’angoisse mouvante de sa première impression.

Il avertit les Chasseurs, essayant dans la mesure du possible de ne pas alerter les clients. Les navettes 5 et 6 ne répondaient plus. Joll était blême. Il sentait sourdre la sueur sur la peau de son crâne, piquante, chaude.

Ils pouvaient, bien entendu, dépêcher dans l’instant une navette au-devant des disparus. Ils connaissaient le trajet que ceux-ci devaient théoriquement suivre. Mais…

Mais Lover avait parlé de quatre ou cinq heures, et trois seulement s’étaient écoulées. Les clients le savaient. Tenter quoi que ce fût avant l’expiration normale du délai, c’était avouer l’inquiétude. C’était démasquer le fragile visage d’une Compagnie qui jouissait dans les quatre Univers connus d’une réputation de roc. C’était agir avec un singulier manque de sang-froid…

 

A présent, le soir était là. Les cinq heures de battement largement écoulées et les tentatives de contact intercom avec la 5 et la 6 toujours infructueuses.

Les clients savaient.

Les clients, avec les Chasseurs, attendaient.

(« C’est ce sacré Lohert, j’en suis certain ! Que je perde le nom de Joll si je me trompe. Rien ne s’est déroulé comme prévu, depuis le départ… Je ne sais pas s’il le fait exprès, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je sais que tout va de travers, du simple fait de sa présence… Lover qui faisait toujours partie de l’équipe alors que j’avais demandé son renvoi. Lover qui se retrouve dans une navette avec le Lohert. Leur retard… Rien ne s’est déroulé comme prévu. Ceci devait être notre premier camp de base et nous aurions dû, normalement, nous mettre en marche pour la chasse. Au lieu de quoi… C’est lui, je le sais… Pourquoi ? Pourquoi ? »)

Il y avait moins d’une demi-heure, Joll s’était décidé à envoyer une navette de reconnaissance. Mais non pas à la rencontre des manquants… Il avait eu cette idée (peut-être pour tenter la chance une fois encore, pour conjurer le mauvais sort) ; il s’était dit que peut-être les navettes disparues avaient décidé de brûler l’étape du camp de base pour se rendre directement au point de chasse… Et c’est dans cette direction que la navette de reconnaissance était partie…

Elle venait à peine de disparaître au-dessus des pins que Joll se traitait de fou. Pourtant, il ne rappela point l’équipage…

L’intercom vibra. D’un doigt fébrile, Joll ouvrit l’écoute.

— Ici Joll, j’écoute !

— Ici Prik.

Le visage tendu de Joll s’affaissa. Pendant une seconde, une folle seconde, il avait espéré reconnaître la voix de Lover, ou de Mog, ou d’un autre pilote des navettes disparues.

— Et alors, Prik ? gronda-t-il.

— Sommes au-dessus du point de chasse prévu. La nuit est noire : c’est très difficile de repérer quoi que ce soit. Vous m’entendez ?

— J’entends, aboya Joll. Ne fais pas de phrases pour dire que nous avons perdu notre temps…

— Je ne sais pas, Joll. Peut-être pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Il y a un instant, nous avons cru déceler comme une lumière dans la forêt. Une trace de feu, peut-être. Joll l’a vue tout comme moi. Nous sommes retournés plusieurs fois sur les lieux, mais sans succès. Je jurerais que nous n’avons pas rêvé. Mais c’est très difficile de se faire une idée, avec cette nuit. La forêt est dense : impossible de se poser à cet endroit.

— Vos détecteurs neuroniques ?

— Branchés. Ils ont touché quelques effluves. Apparemment, il n’y a pas mal de gibier, par ici… Mais rien qui ressemble à un effluve humain.

Joll soupira, leva les yeux et échangea un regard avec Tov.

— Il ne manquerait plus que cela, dit celui-ci. Qu’ils se soient rendus directement là-bas et qu’ils aient un pépin… je les vois mal dans les pattes des sierks…

Joll secoua la tête avec colère.

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Prik ? interrogea-t-il.

Il y eut une seconde de silence pour marquer l’étonnement de Prik, dans sa navette, qui n’était guère habitué à ce qu’on lui demande son avis. Puis :

— Il n’y a pas grand-chose à faire, chef. Impossible de se poser, je vous le dis, ou alors, ce serait risquer…

— Non ! Ne prends pas de risques ! Aucun risque !

— Je ne vois pas non plus à quoi cela servirait de tourner en rond toute la nuit. Je vais noter la position et puis, demain, avec le jour…

— C’est ça, dit Joll dans un soupir. C’est ça. Revenez…

Il coupa la communication, soupira encore.

— Quelle mouche les a piqués, par l’Espace ? bougonna-t-il.

De toutes ses forces, il voulait s’en convaincre. C’était cela ! Ce devrait être cela… Ils étaient là-bas. Ils n’auraient pas dû, mais ils étaient là-bas.

Sinon…

— Une nuit ! gronda-t-il. Une nuit complète à attendre…

Son poing se crispa. Violemment, il l’abattit comme un marteau pesant sur le tableau de bord… L’instant d’après, ahuri, il regarda longuement sa main meurtrie.

 

*

* *

 

Ils avaient faim, mais la faim ne comptait pas. Ils étaient harassés de fatigue, mais la fatigue ne comptait pas. Les peintures blanches de la pénitence avaient fondu, coulé au fond de leurs rides : mêlées à la sueur et la poussière, elles agrandissaient leur regard et leur donnaient des yeux de loups.

Ils avaient marché. Marché sans arrêt sur les traces de ceux qui étaient presque des hommes et, cette nuit-là, leurs efforts trouvaient récompense.

C’était une joie pour tous et, en même temps, une certaine déception. Pour Folog surtout.

Avant que la nuit tombe, ils avaient vu, au fond d’une ravine pauvrement boisée, le groupe des presque-hommes. Le groupe comprenait trois individus. Trois seulement… L’œil perçant de Folog avait reconnu Adou, Som et Tolek-premier-fils.

Nulle trace de Niels-le-long. Nulle trace de la maudite.

Folog s’était arrêté. Et les guerriers s’étaient arrêtés pareillement pour se rassembler autour de celui qui menait la poursuite. Folog avait dit :

— Mon cœur rit et mon cœur saigne. Celui qui est dans ma poitrine rit, celui qui est dans ma tête saigne. Nous avons retrouvé ce groupe de presque-hommes, et c’était ce groupe que Niels avait choisi. Ils continuent leur voyage et les esprits du mal ne les ont pas touchés. Ils chassent et mangent à leur faim, et ils ont su vaincre les Malheureux. C’est une bonne chose. Mais le cœur dans ma tête saigne, car Niels n’est pas là. Niels a quitté le groupe ; cela veut dire que la maudite l’a retrouvé. Cela veut dire que le groupe a chassé Niels, ou bien que celui-ci a quitté le groupe pour ne pas attirer le malheur sur ses compagnons. Cela veut dire que Niels a enfreint la loi des Hommes et qu’il s’est laissé séduire par la maudite sans nom. Pour cela, le cœur de ma tête saigne.

Ils s’étaient tus et ils étaient restés immobiles, pour boire avec lui le chagrin d’un père bafoué. Au bout d’un moment, ils avaient demandé :

— Que faire, Folog ?

Et Folog avait dit, sans hésiter :

— Nous sommes là pour prendre sur nous le malheur. Dans cet instant, ni mon fils Niels ni la maudite ne comptent. Que les griffes des esprits du mal les déchirent ! Que le sexe de Niels devienne mou et tordu, que celui de la maudite se couvre de pustules et qu’une odeur de charogne enveloppe leurs accouplements coupables. Ils ne comptent plus. Un jour, de nouveau, nous reprendrons la chasse pour les tuer. Mais, pour l’instant, nous devons protéger ces presque-hommes que le Mal a caressés de sa langue. Nous sommes les avaleurs de malheur. Ils ne nous verront pas, ils ne se douteront pas de notre présence : mais nous serons là pour leur protection, car c’est ainsi que les choses doivent être.

Ainsi parla Folog.

Dans la nuit, ils attendent, serrés les uns contre les autres pour un peu de chaleur. Leurs mains dures sont nouées sur les hampes des lances. A deux ou trois cents pas, au creux de la forêt recroquevillée, brille parfois l’étoile d’un nœud de braises. On entend parfois fuser le rire d’un de ces trois-là qui accomplissent leur Voyage. L’odeur de la viande qui grille fait palpiter de temps à autre les narines de Folog et de ses guerriers. Mais ils ne bougent pas.

Qu’une branche craque, qu’un oiseau de nuit s’envole en glissant dans les basses branches, et ils se crispent, et leurs yeux s’allument, et leurs mains aux doigts de racine se serrent davantage encore.

Ils sont là et ils veillent.

Ils sont les avaleurs de malheur.

 

*

* *

 

Dans le matin, ils avaient franchi la barre déchiquetée de la montagne. Et, sous leurs yeux brûlants d’espoir, ce n’était pas comme ils l’avaient espéré, l’étendue accueillante de quelque vallée.

C’était encore la montagne.

C’était toujours la montagne.

C’étaient des glissades monstrueuses de rocs gelés dans l’éternel hiver des pierres froides. C’étaient les ruines dressées vers le ciel des gigantesques cathédrales de terre. C’étaient, dans la pierre rouge, dans la pierre jaune, dans la pierre blanche, la pierre carbonisée par les vents, le soleil, les neiges et les averses tristes, les lambeaux en folie des forêts neuves rendues à la première saison. C’était un chant énorme, une musique qui n’était faite ni pour les oreilles ni pour les lèvres, mais pour l’œil minuscule d’un homme et d’une femme.

Ils avaient regardé la chanson, la féroce symphonie que les Dieux, par mégarde, avaient un jour composée. Ils n’en connaissaient pas la mélodie, mais ils voulaient l’apprendre.

— Allons, avait dit Niels.

Irilia ne le suivait pas. Elle marchait à son côté. Ils étaient deux, dans la musique de pierre.

 

Le soir tombant les rejoignit alors qu’ils touchaient au fond d’un val couvert de buissons et de ronces. Le jour entier les avait vus descendre les longues pentes de la montagne. Ils s’étaient arrêtés une seule fois, pour cuire et manger un coq sauvage des forêts que Niels avait tué d’une flèche.

Niels regarda la vallée et dit :

— C’est un bel endroit, abrité des vents, couvert de forêts dans lesquelles le gibier doit courir en abondance.

— Il doit y avoir une rivière, dit Irilia. Ou même plusieurs.

Niels acquiesça.

— C’est un bel endroit pour y choisir un grand arbre et y bâtir sa maison. Mais…

Il regarda la jeune fille, secoua lentement la tête.

— Mais ce n’est pas suffisamment loin. C’est un endroit simplement pour ce soir.

Elle acquiesça également, tandis qu’un sourire fatigué jouait brièvement sur ses lèvres. Elle comprenait.

— Bien sûr, Niels. Simplement pour ce soir…

… Ils s’étaient fait un trou dans les buissons touffus. Une cachette, comme un nid, presque un terrier. Ils avaient, en silence, mangé ce qui restait du coq cuit au milieu du jour… Et ce n’était pas beaucoup. Niels avait jugé plus prudent de ne pas faire de feu.

Et puis la nuit avait coulé, pesante, noire, épaisse. Si épaisse que, très vite, l’ombre des branches entremêlées, au-dessus de leurs têtes, se confondit avec le ciel.

Ils étaient couchés l’un contre l’autre, au creux de ce nid-là, sous la lourde peau d’ours, dans les odeurs salées de l’effort et de la longue marche qui collaient encore à leur peau. Ils ne dormaient pas. Tous deux savaient : tous deux attendaient.

Il faisait chaud sous la peau d’ours. Alentour, c’étaient la nuit, les mille petits bruits de la nuit. Et ils savaient que, à un moment, l’un ou l’autre ferait un geste, un petit geste, ou bien, peut-être respirerait plus fort. Et ce serait suffisant.

… Et Niels trouva la main d’Irilia dans la sienne. Et il trouva les lèvres d’Irilia sous les siennes, et puis la peau d’Irilia, la gorge, les seins durs d’Irilia, sa taille fine et souple, les hanches soyeuses et rondes d’Irilia. Sous ses lèvres et ses doigts, il trouva le corps chaud d’Irilia, tandis que la tempête, brûlante, éclatait dans sa tête et son ventre. Et les mains et les lèvres d’Irilia trouvèrent le corps tendu de Niels pour le guider vers elle, pour l’enfouir et le submerger, et l’emporter sur ces mêmes vagues de la tempête rousse…

Ils étaient sous le toit griffu d’une maison de buissons sauvages, au creux d’un gigantesque chant de pierre, avalés par la nuit gloutonne. Et les Dieux, paraît-il, les avaient oubliés.

Ils se moquaient des Dieux. De tous ces autres Dieux qui n’étaient pas eux-mêmes et qui ne s’appelaient pas Niels ou Irilia.

 

*

* *

 

Le Lohert guidait la marche et il menait un train plutôt rapide. Mog suivait péniblement.

Dans les premiers instants, le Lohert fit comme il avait dit ; il se mit à escalader la pente, comme s’il voulait réellement s’élever sur les flancs du val, afin qu’un éventuel véhicule de secours puisse aisément les repérer. Il grimpa sur une centaine de pas, puis trouva plus commode de continuer par le biais afin, dit-il, d’économiser leurs forces. Mog fut d’accord.

Et c’est ainsi qu’ils s’engagèrent sous le couvert relativement épais des bosquets de pins et de bouleaux qui descendaient de la montagne. C’est ainsi que la direction générale de leur marche bifurqua petit à petit, s’éloigna sensiblement du trajet fixé primordialement, le trajet qui serait celui des secours. A un tel point que, au soleil couchant, leurs ombres s’étiraient sur leur gauche…

Pas une seule fois le Lohert n’hésita ou ne parut chercher son chemin. Son attitude était tout ce qu’il avait de plus déterminé.

Et pas une seule fois Mog ne s’étonna de ce changement spectaculaire de direction. De toute façon, il paraissait encore vraiment très choqué par la catastrophe et la mort des autres. Il suivait. Il aurait dû être celui qui prend les décisions, car il était le Chasseur, et le Lohert était, lui, un client. Pourtant, c’était l’inverse. Et c’était normal, apparemment.

 

*

* *

 

La nuit tomba et surprit les deux Vatayéens non pas sur la pente nue de la montagne, mais de nouveau au creux d’une vallée. Une vallée touffue qui, plus est, couverte de forêts denses.

Ils continuèrent de marcher. Mog donnait des signes de fatigue de plus en plus prononcés, mais il ne se plaignait pas, s’efforçant de suivre le Lohert.

Cela fut et dura encore deux ou trois heures plantées dans le ventre de la nuit. Et peut-être cela aurait-il pu durer longtemps encore…

Mais soudain, le Lohert s’arrêta. Derrière lui, Mog trébucha, grommela un juron.

Shhttt ! pressa le Lohert.

Pendant une seconde ou deux, ils écoutèrent respirer l’ombre. Et l’ombre craqua. Le silence aussi. Dans un hurlement fantastique, horrible…